
→Le Tripode, 2021
Un peu plus tard, dans ma chambre, notre chambre, Seth toujours caché, calme, j’ai entendu un grattement à la fenêtre, et j’ai vu Matteo, en bas, une poignée de cailloux dans le creux de la main.
J’avais déjà éteint, je me reposais dans le noir, couché sur le ventre au-dessus des draps. Les yeux fermés, mais avec l’étrange sensation qu’ils étaient ouverts, je regardais se former et se défaire, sur l’intérieur de mes paupières, des images de plus en plus précises. Des visages, surtout, inconnus, inventés ou inconsciemment enregistrés durant la journée. Mais aussi, à un moment, une espèce d’oiseau, mi-pigeon mi-poule, perché sur une hauteur, un rocher peut-être, qui ouvrait son bec pour émettre un rire sec.
J’ai repensé à la mouette des images de bord de mer à la télévision ce soir, puis j’ai pensé au morceau de Mal Waldron, The Seagulls of Kristiansund, exécuté en duo avec le saxophoniste soprano Steve Lacy lors d’un live au début des années 80, que notre père écoutait en boucle avant l’accident, et qu’il sifflait souvent. Il connaissait son thème parfaitement.
On voit les deux musiciens assis côte à côte sur la pochette de l’album, dans un club probablement, devant des verres contenant sans doute autre chose que de l’absinthe – un autre morceau de ce live s’intitule Herbe de l’Oubli – et ils rient. Le titre de l’album est écrit en orange. Aussi, la main de Steve Lacy est repliée devant son visage, mais la cigarette qu’il tient peut-être entre ses doigts, et la fumée de la cigarette, se trouvent hors champ.
On a entendu encore quelque temps, après l’accident, les paysages côtiers que notre père évoquait en sifflant machinalement le morceau de Waldron et Lacy, mais déséquilibrés souvent, le ciel creusé d’abîmes soudains.
À cause de l’obscurité Matteo ne m’a pas vu quand j’ai tiré le rideau pour lui faire signe. Il regardait vers moi avec sa poignée de cailloux, paume ouverte devant lui. Il a continué à piocher dedans et à les lancer contre la vitre, trois ou quatre à la fois, puis il m’a tourné le dos, a fait quelques pas dans l’ombre, les contours de son corps sont devenus moins précis, et il s’est baissé pour en ramasser une nouvelle poignée.
Je me suis avancé dans l’ouverture de la fenêtre pendant qu’il se retournait.
Tu descends? m’a-t-il dit.
Un rai de lumière sous la porte de Thomas. La musique tournait toujours. Je me suis rencontré dans un rêve, et tu sais quoi, tout allait bien, disait le chanteur.
J’ai ouvert sans bruit. Descendu les deux étages dans le noir, la main glissant sur la rampe vernie où souvent, en montant, j’enfonçais ma clé pour y creuser des lignes, des plaies dans le bois.
Le visage de Matteo était blanc dans le clair de lune, très blanc. On s’était assis sur la marche de l’immeuble.
On s’est perdus, a dit Matteo.
J’ai secoué la tête. Je ne comprenais pas.
On a perdu les autres pendant l’émeute, a-t-il dit. Ensuite on a couru : je courais derrière Matteo, Matteo courait derrière Erica et Seth qui se tenaient la main. Un moment plus tard, Erica tombait dans les pommes et il a fallu la transporter hors de la zone de combat. J’appelle ça comme ça parce que c’est ce que les rues étaient devenues : une zone de combat. Ça pétait de tous les côtés depuis le début de l’après-midi à cause d’un type à nous qui s’était pris une grenade en pleine tête un peu plus tôt et le bruit courait qu’il était mort en route vers l’hôpital, le crâne défoncé.
Dans une cour d’immeuble, à l’abri des projectiles, des gaz et des matraques, on a attendu deux heures, peut- être trois, qu’Erica se réveille, sans savoir quoi faire. Sa tête était intacte : aucune marque. D’ailleurs son visage était calme, son pouls aussi, comme si elle dormait, tranquille.
Seth tremblait. Il était plus jeune que nous main- tenant. Il était resté gosse, jeune adolescent, araignée.
Dans cette attente, la nuit est tombée, comme si la ville elle-même, lentement, sombrait avec Erica. Un mince filet de sang avait coulé de son oreille. On l’a déposée sous un mur et on s’est enfoncés dans les rues où flottait encore par nappes un brouillard âcre et, de porte en porte, avant le jour, en se cachant quand on voyait des patrouilles en voiture et à pied, on a gagné les bois, les premiers arbres puis la clairière où quelques nuits plus tôt on avait dressé le camp. Mais on n’a trouvé personne. Tout le monde était parti. Un peu de terre brûlée où on avait fait des feux, quelques objets abandonnés.
À tour de rôle, au matin, on a dormi quelques heures, puis on a attendu que le soir revienne en se disant que les autres repasseraient peut-être par ici : on n’avait pas d’autre idée. Et en effet on a vu arriver quatre types en fin de journée, alors que la lumière déclinait.
C’était un détachement, ils n’avaient pas leur matos habituel, seulement des uniformes déchirés. L’un d’eux avait même perdu une chaussure, un autre avait le bras en écharpe : on s’est montrés.
Ils ont été hostiles, au début, ils avaient visiblement peur et nous pareil. Il y a eu quelques cris, des menaces, mais ça s’est vite calmé.
Pendant trois jours et presque quatre nuits on a partagé la clairière, le feu, l’eau et la nourriture que les hommes avaient apportées, tout, sans jamais évoquer les violences qu’on s’infligeait depuis des semaines des deux côtés, sans parler du camarade à la grenade, de la main arrachée d’un autre, du coma d’Erica qu’on avait abandonnée, ni du couteau que Matteo avait planté dans l’estomac du policier qui avait voulu l’arrêter, en pleine rue, au milieu du défilé. On a même rigolé dans l’ennui et l’inquiétude qui nous réunissait.
On a fabriqué de l’alcool, un soir, et on s’est soûlés. J’ai vu Matteo à genoux entre les arbres, la tête basse, et le flic au bras cassé debout devant lui. Ils riaient, ils n’en pouvaient plus.
Quand Matteo nous a rejoints, un peu plus tard, il n’a rien dit. Je n’ai rien dit non plus.
Enfin, au milieu de la quatrième nuit, on s’est levés sans bruit, Seth, Matteo et moi. On a ramassé nos affaires et, avec ce qu’on a trouvé, on a égorgé les policiers dans leur sommeil.
La lune était haute. Un disque énorme au-dessus de nos têtes, de la clairière. L’herbe était bleue. Matteo a dit qu’il faisait frais, et tout a disparu.
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