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    À chaque fois que je me réveillais je tombais dans un nouveau rêve. Il y avait ma mère. Il y avait des camarades et des chevaux. Ma mère me prenait les mains et me suppliait avant de mourir. Mes camarades attendaient, ils étaient debout et attendaient, j’étais au milieu d’eux et j’attendais moi aussi. Parfois l’un de nous se baissait pour ramasser quelque chose par terre et le mettre dans sa bouche. Il mâchait mais recrachait vite parce que la plupart du temps c’était un morceau de bois ou un caillou qui cassait les dents. Tout autour dans la baraque j’entendais respirer fort et doucement, tousser, parler et geindre, on se retournait, on se collait les uns aux autres, on se repoussait, moi-même je passais une partie de la nuit, quelques minutes ou quelques heures, accroché à la jambe de mon voisin ou de ma voisine, comme un singe qui embrasse sa branche, jusqu’à ce qu’il ou elle en ait assez et me secoue. On était une trentaine, peut-être plus, dans une salle vaste. Une nuit entre deux détonations je me levai et je sortis. Les détonations étaient soudaines et fracassantes et sans fréquence régulière. Je ne savais pas d’où elles provenaient, ce qui les causait, elles remplissaient tout l’espace. Je pris garde de ne pas piétiner ceux qui dormaient. Je vis quelques yeux briller dans le noir, et en poussant doucement la porte je m’attendis à faire crier les gonds mais les gonds restèrent muets.

 

    Je marchais dans la nuit qui était claire avec une immense lune basse et des lampes. La baraque était au milieu d’autres baraques, je sortais des allées, débouchais sur une étendue très grande où il n’y avait personne. Je regardais dans les arbres, dans les buissons, dans les pierres, toutes les ombres, mais je ne voyais rien que des arbres, des buissons et des pierres. Je m’arrêtais et j’écoutais le silence, puis continuais, et grâce à un clair de lune extraordinaire j’évitais les trous, il y en avait par- tout, je les contournais. Des trous de plusieurs mètres de profondeur et larges, de véritables fosses. Derrière une clôture très haute avec des poteaux de bois au bas d’une pente très obscure à cause des arbres serrés il y avait un terrain avec des voitures garées dont les vitres étaient noires. Personne là non plus sauf moi, les doigts dans les mailles, dans les losanges de la clôture devant le parking.

    En me retournant, je voyais un homme assis non loin sur des gradins. Il était seul. Lorsqu’il m’apercevait ou m’entendait tout d’abord à cause de mes pas dans la craie il se levait et venait vers moi, et comme il était trop tard pour repartir dans l’autre sens je m’immobilisais et ce sont ses pas qui maintenant grattaient le sol. Ses bras le long du corps ne balançaient pas. Il avait les manches remontées jusqu’aux coudes. La voix très basse il me demandait de tirer de la poche de sa chemise un paquet de cigarettes et de lui en allumer une et de la lui mettre dans la bouche. Ensuite sa bouche fumait. Il me disait que je le sauvais, qu’il avait bien besoin d’une clope, que c’était les douleurs fantômes qui le tenaient éveillé comme ça, qu’il faisait la patrouille de nuit pour cette raison. Il regardait ses avant-bras et ses mains molles au bout et puis il relevait les yeux vers les miens. Sa femme était partie qui lui allumait ses cigarettes depuis la double amputation. À nouveau il baissait le regard vers ses mains qui étaient très blanches dans la lune. Je flairais le cinglé ou l’emmerdeur mais je m’exécutais sans rien dire et j’acceptais la cigarette offerte malgré le peu d’envie que j’avais de l’entendre parler. Ensuite on fumait, puis en fumant on allait s’asseoir dans les gradins où il me demandait si j’étais nouveau et je n’en savais rien. Après ça il ne trouvait plus de question et me parlait de ses bras amputés qui étaient là devant moi bien vivants et attachés à son corps et quand il mettait ses deux mains dans les poches de sa veste après avoir resserré ses pans autour de sa taille et refermé deux boutons je voyais bien qu’ils n’étaient pas non plus paralysés. Je me demandais à quoi il jouait, comment son ciel était foireux avec des points cardinaux n’importe comment ou s’il me prenait pour un pigeon, mais je jouais le jeu, je hochais la tête pour ponctuer la conversation. Parfois il avait comme un poids sur la main ou pouvait encore sentir ses doigts se refermer autour d’un verre ou l’air simplement courant dans ses paumes moites.

    Il avait un statut particulier parmi les permanents, disait-il, en raison de cela, de son infirmité, un statut intermédiaire. Ils étaient quelques-uns comme ça, et leur ombre grandissait sans cesse. Ceux que la mort avait ratés. La plupart des autres étaient hors-champ, ils habitaient à l’extérieur de la ville là-bas parmi les pierres et les arbres et n’avaient plus le droit de venir par ici. Ceux qui comme lui avaient trouvé une occupation après leur dégradation habitaient dans la ville, ici même, et partageaient la vie. Il s’était trouvé dans une attaque et le trépas l’avait effleuré parce qu’un jour c’était tombé sur eux, parce qu’on avait cru qu’ils étaient la rébellion. C’était comme ça. Alors que pas du tout. Le public rigolait et allait manger des barbes à papa. Il me demandait ensuite de lui allumer une autre cigarette et d’en prendre une et cette fois-ci je réussissais à refuser, la lune avait bougé et je voulais partir et je disais qu’on m’attendait. Bien entendu je lui allumais la sienne. Avec de la fumée entre nos deux visages il me disait que le sifflet qu’il portait autour du cou c’était pour chasser le hors-champ, les proscrits, pour les renvoyer dans les hauteurs dans leurs arbres, car autrement ils descendaient ; c’était ce qu’on disait, mais il se permettait d’en douter. On dit, disait-il, que le son du sifflet lui-même les empêche. Mais moi alors qui siffle et ne suis pas bien différent d’eux ? C’était des superstitions. En tout cas ça avait l’air de marcher. Il sifflait. On ne venait pas. Tout était en ordre. Après cela il se taisait un instant en prenant quelques taffes. Je vous laisse aller puisqu’on vous attend, disait-il pour finir. Il ne croyait pas un mot qu’on m’attendait, je le voyais bien. Il me faisait une faveur de ne pas m’assommer complètement. Enfin il me tendait la main et je ne savais pas quoi faire. J’attendais qu’il se rende compte mais il secouait le bras, et il disait : le moignon, allez-y. J’ai perdu la moitié des bras, pas le savoir-vivre. Je serrais et remuais son bras au niveau du coude et il avait l’air satisfait. Puis, sur le point de m’en aller, je me souvenais des détonations qui nous tenaient éveillés dans les baraques et j’allais lui demander ce qu’elles étaient lorsque, à cet instant de mon hésitation, car je m’attendais bien à ce qu’il me sorte une autre histoire à dormir debout, tandis qu’il me regardait encore au milieu des volutes, un grand fracas se faisait entendre et sentir aussi dans les membres et dans la poitrine et le crâne. Je revois comme au ralenti son visage s’écraser sur lui-même et sa tête dans son cou et son cou dans ses épaules sous le coup énorme qui retentissait et la peur soudaine. Sa cigarette tombait. Il n’y avait pas de fumée nulle part ni rien. Après tout était calme à nouveau. Il me souriait comme si de rien n’était avec sa cigarette qui brûlait toute seule à nos pieds dans la craie.

 

    Mon père pour son travail de policier avait appris à dormir debout, à reprendre des forces en s’assoupissant 10 ou 30 minutes car il fallait être prêt toujours avec seulement les muscles de la nuque relâchés : le menton sur la poitrine, c’est comme ça que je l’imaginais, jambes raides et bras ballants, cerveau hypnagogique. Je tenais de lui de pouvoir m’endormir dans n’importe quelle condition à toute heure du jour et de la nuit, je tenais ça de lui mais c’est seulement par le travail de Ouest que cette faculté se révéla en moi, quand le travail de Ouest fut achevé et qu’on ne nous demandait plus rien. Il n’y avait plus personne pour nous demander quoi que ce soit. L’instructeur était flou et tous les autres, même les policiers des spectacles et les visiteurs, tous abrutis, diminués, alors que nous ça allait très bien la plupart du temps. On se reposait comme je l’ai dit, avec les camarades, on ne faisait rien, on se promenait. Ouespe, l’Évanouie, Percien, Blesse. Nos camarades Vassili et Esse les malheureux avaient basculé, je les apercevais parfois dans leurs costumes de policiers avec les yeux et la bouche vides et béants, incapables de s’orienter. Ouespe avait bouffé du frelon mais elle était là avec nous et le Premier Employé aussi s’était levé des morts. Je veux dire les choses telles qu’elles étaient avec tout leur branle. Ouespe était morte et n’était pas morte, elle était là comme était là ma mère morte un jour en me suppliant de quelque chose avec sa tête qui devint idiote soudain. L’Employé était mort dans un trou recouvert de craie dans les hauteurs et pourtant on l’apercevait encore se balader parmi nous et dormir à la baraque. Il y avait des moments où je ressentais une fatigue immense et alors j’étais seul. À d’autres moments j’étais ingambe et collectif. C’était comme ça. Alors bien sûr je peux dire que nous étions, ceux qui survivaient, au stade terminal de notre agonie, délirant, empoisonnés de craie, formant des tas de pré-cadavres sur le plateau d’exercice dans le mal aigu, alanguis, définitivement floutés, crampon- nés l’un en l’autre comme si le corps de chacun d’entre nous était le corps de Ouest. Que nous allions tout pliés nous pencher au trou d’eau, à l’abreuvoir comme chevaux, dans le sang versé de Ouest qui brillait, qui nous jetait l’image de Ouest dans les yeux. Je peux dire cela. Mais je peux dire l’autre chose aussi, car l’autre chose était aussi. Blesse hurlait.

© Le Tripode

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