LA TRAVERSÉE D’UN LAC (extrait)
→Le Tripode, 2023
Quand le jour s’est levé et que quelques rayons obliques ont commencé à passer au travers des interstices du volet, s’avançant dans notre chambre jusqu’au lit d’Hayat et éclairant le désordre de ses draps sur son corps immobile, je me suis dit que je n’avais pas de temps à perdre si je voulais pouvoir regarder la fin du film de l’homme endormi. Je suis descendu de mon lit sans bruit, j’ai enfilé comme chaque matin la veste de mon père et, passant devant Hayat, j’ai vu que sa bouche était ouverte. Elle avait l’air d’avoir cent ans.
Dans la salle commune il n’y avait personne, pas même l’infirmier de garde – j’ai mis les machines en marche, je me suis installé, et avec la télécommande j’ai coupé le son de la télévision. Aux premières images, je me suis dit que d’autres que moi devaient s’intéresser à ce film, parce que ce que je voyais ne correspondait pas à ce qui se passait la veille au moment où, ayant été appelé pour le cercle, j’avais dû éteindre. On était de retour dans la clairière où quelques jours auparavant – quelques jours d’ici – l’homme endormi avait jeté du bois sur les braises mortes de leur feu de camp, et où Bouchov, malade et sous la garde d’un adolescent, semblait sur le point de mourir. La caméra f ilmait cet espace à présent désert, désert et comme nettoyé, net, où l’herbe n’avait pas encore été foulée. Elle s’y attardait – si longuement en vérité qu’il m’est venu à l’esprit, une seconde, que j’étais peut-être en train de regarder un tout autre film, plus lent et plus vide. Mais enfin l’action a recommencé. J’ai vu sortir des arbres, sur la droite, en courant aussi vite qu’elle pouvait, une des adolescentes gardes-proies, seule, sans son chien que j’imaginais déjà mort. Elle a traversé la clairière, suivie par la caméra dont le mouvement pour balayer l’espace était extrêmement ralenti et contrastait avec l’affolement de la jeune fille, probablement pour donner au spectateur l’idée que, dans sa panique, elle se faisait de cet espace même, et l’idée aussi de l’indifférence absolue de la matière. Quelques secondes plus tard trois autres adolescents sont entrés par le même côté, en courant eux aussi. Ceux-là faisaient partie de l’autre groupe, celui des t-shirts blancs – des chasseurs. Ils étaient armés de pierres et de bâtons. La caméra les a suivis eux aussi d’un bout à l’autre de la grande étendue d’herbe, et ils se sont enfoncés dans les arbres à la suite de la fille.
Mais voilà : derrière ce regard si lent il y avait – en plus de l’équipe de tournage, en plus de moi et des infirmiers, des patients et des médecins qui commençaient à arriver dans la salle commune – une personne, un acteur, un personnage. Dès que les poursuivants ont disparu dans le bois, un corps est apparu de derrière la caméra et s’est mis à marcher dans la même direction que les quatre premiers, puis à courir, et je me suis rendu compte qu’il s’agissait de l’homme endormi. Il portait le survêtement blanc que je lui avais déjà vu dans cette même clairière, mais il avait noué sa veste autour de ses hanches, ce qui ne manquait pas d’être ambivalent, et sur sa tête sa casquette à rabats ressemblait à un petit animal à fourrure épuisé, ou mort – vidé, avachi sur son crâne et lui couvrant le front jusqu’aux sourcils, battant de ses deux pattes et révélant deux oreilles rouges, les oreilles de l’homme, à chacune des foulées de celui-ci.
Derrière moi des voix s’élevaient. Je me suis retourné avec la pensée, rapide, que j’allais voir la caméra, le metteur en scène et tous ses assistants, les acteurs désœuvrés assis dans l’herbe, les chiens vivants – la caméra pointée vers l’écran de la télévision où se jouait le film qu’ils étaient en train de tourner –, mais bien évidemment il n’y avait que le personnel et les pensionnaires de l’établissement, dont un groupe particulier a attiré mon attention une seconde. Devant trois infirmiers le médecin-chef, agitant ses bras, répétait de qui parlez-vous? de qui parlez vous ? en haussant le ton à chaque itération. J’ai pris la télécommande et j’ai monté le son de la télévision pour couvrir sa voix.
Mais tout était silencieux, à l’écran. On entendait le vent. Conduisez-moi tout de suite, disait le médecin-chef. Accroupi dans un massif, l’homme endormi surveillait l’eau d’un lac. Elle était immobile, et lui aussi était immobile. Il semblait à peine respirer. Quelque chose luisait par terre, près de son pied droit, dans les rares rayons qui traversaient les feuillages – un objet de métal indéfinissable pour moi et que lui ne remarquait pas. Il n’a pas tressailli quand sont passés tout proches les trois adolescents-chasseurs, n’a pas eu l’air de tendre l’oreille quand l’un d’eux a crié qu’il l’avait vue partir dans cette direction et n’a pas remué davantage quand leurs pas s’éloignant ont fini par disparaître dans le bruissement indifférencié de la forêt. Il avait l’air calme, en vérité, c’était étrange, les yeux rivés sur un point de l’espace situé juste au-dessus de la surface du lac dans la perspective écrasée, et où bientôt j’ai reconnu la silhouette blanche et les cheveux noirs de la jeune fille de tout à l’heure, et un objet dont la forme et la couleur détonnaient avec le paysage alentour, une espèce de grande amande bleu vif qui brillait dans le soleil comme une paupière peinte – une barque que l’adolescente s’appliquait à détacher.
Lorsque, après avoir retiré ses chaussures, elle a poussé la barque dans l’eau et enjambé le bord pour s’asseoir sur la planche du milieu, et que l’embarcation, un instant après, a eu l’air de filer comme d’elle-même en brisant l’eau calme, la respiration de l’homme endormi s’est à nouveau fait entendre plus distinctement – contrôlée, lente, régulière – et, sur mon fauteuil, dans la salle commune qui aurait pu être vide tant j’étais absorbé, j’ai pris conscience de mon propre souffle, et je me suis aperçu qu’il coïncidait exactement, dans son rythme, dans ses cycles, avec celui qu’émettaient les haut-parleurs de la télévision.
On évacue tout le monde dans la cour, ai-je entendu dire une voix tremblante derrière moi, celle de l’athlète. Apparemment il y a un problème. Tu viens ?
Dans une minute, ai-je dit en me retournant. Son visage était livide, son corps comme désarticulé. On aurait dit qu’il venait de se faire battre. Ça va?
Je ne sais pas ce que j’ai, a-t-il répondu. Ça va passer. Dépêche-toi, et il est sorti retrouver les autres.
Alors des rives du lac ont commencé à fuser les projectiles de plusieurs groupes de chasseurs, et à pleuvoir tout autour de la barque dont l’adolescente avait lâché les rames et qui s’était presque arrêtée. Une pierre est venue crever le fond de planches qui s’est immédiatement rempli d’eau, et quand un bâton, filant droit comme une flèche, l’a atteinte à la tête, elle a semblé prendre la décision de se jeter à l’eau – cependant, elle n’a eu qu’à se pencher et la nacelle, donnant de la bande, l’a éjectée. Il y a eu quelques remous, mais elle n’a pas refait surface, probablement assommée. Toute cette scène, malgré les plans rapprochés, n’avait toujours pour fond sonore que la respiration de l’homme endormi caché dans son massif. Il semblait avoir recommencé à se mouvoir, le bas craquement des feuilles et des brindilles, un frottement d’étoffe, l’indiquaient. Les adolescents jubilaient, continuant à bombarder la petite zone du lac où la fille avait sombré. Et puis, soudain, un violent clac métallique s’est fait entendre, suivi d’un cri, le cri de l’homme endormi, l’image est apparue une fraction de seconde de son pied droit pris dans la mâchoire d’un piège, et l’écran de la télévision est devenu complètement noir.
Alors, tu viens ? a dit quelqu’un, l ’athlète ou un infirmier. Je me suis levé et j’ai marché jusqu’à la cour. Il y avait là toute notre aile, tous les patients assis sur des chaises qu’on avait disposées en cercle pour la séance du matin. Pourquoi on fait ça dehors ? ai-je demandé, mais personne ne m’a répondu. J’ai pris place à côté de l’athlète. Il paraissait encore plus mal en point que quelques minutes plus tôt, quand il était venu me chercher. Je ne sais pas ce qui m’arrive, m’a-t-il dit. J’ai l’impression que je suis en train d’exploser, d’exploser à l’intérieur. J’ai posé ma main sur la sienne pour qu’il se calme, pour tenter de le rassurer.
Ensuite un infirmier a dit que nous étions le 11 août, le 11 août 1999, et je me suis souvenu que W était mort, foudroyé. Après ça il nous a dit qu’on avait trouvé l’une de nos camarades sans vie dans son lit ce matin, et que c’était la raison pour laquelle on nous avait fait sortir.
L’ombre d’un nuage est passée au-dessus de notre cour au moment où j’entendais, venant de la salle commune, une voix adolescente qui disait laissons-le pourrir au soleil, il n’en a plus pour longtemps – mais quand j’ai levé les yeux au ciel j’ai vu qu’il était parfaitement dégagé. L’ombre a duré tout le temps de notre attente dans la cour pendant qu’à l’intérieur ils s’occupaient du corps d’Hayat, nettoyant son lit afin qu’elle disparaisse complètement, définitivement, et menant leur enquête, si c’est ça qu’ils faisaient.
© Le Tripode